CE Ass. 30 novembre 2001 M. Amadou Diop c/ ministre de la défense et ministre de l'économie,  des finances et de l'industrie n° 212179,212211

Fiche

         Considérant qu’aux termes de l’article 71 de la loi n° 59-1454 du 26 décembre 1959, rendu applicable aux ressortissants sénégalais par l’article 14 de la loi n° 79-1102 du 21 décembre 1979, modifié par l’article 22 de la loi n° 81-1179 du 31 décembre 1981 :  "I- A compter du 1er janvier 1961, les pensions, rentes ou allocations viagères imputées sur le budget de l’Etat ou d’établissements publics, dont sont titulaires les nationaux des pays ou territoires ayant appartenu à l’Union française ou à la Communauté ou ayant été placés sous le protectorat ou sous la tutelle de la France, seront remplacées pendant la durée normale de leur jouissance personnelle par des indemnités annuelles en francs, calculées sur la base des tarifs en vigueur pour lesdites pensions ou allocations à la date de leur transformation..." ;
         Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. Amadou Diop, a été engagé dans l’armée française à compter du 4 février 1937, qu’il a été titularisé comme auxiliaire de gendarmerie le 1er juillet 1947 et rayé des contrôles avec le rang de sergent-chef le 1er avril 1959 ; qu’en rémunération de ses services, une pension militaire de retraite lui a été concédée à compter de cette date au taux proportionnel en vigueur pour tous les agents ; que, toutefois, après qu'à la suite de l'accession du Sénégal à l'indépendance il eut perdu la nationalité française, sa pension a, en application des dispositions législatives précitées, été remplacée, à compter du 2 janvier 1975, par une indemnité insusceptible d’être revalorisée dans les conditions prévues par le code des pensions civiles et militaires de retraite ; que le ministre de la défense et le ministre de l'économie,  des finances et de l'industrie demandent l’annulation de l’arrêt du 7 juillet 1999, par lequel la cour administrative d’appel de Paris a annulé la décision implicite du ministre de la défense lui refusant la revalorisation de sa pension militaire à concurrence des montants dont il aurait bénéficié s’il avait conservé la nationalité française ainsi que le versement des arrérages qu’il estimait lui être dus, augmentés des intérêts capitalisés ;
Sur la recevabilité du moyen tiré, devant la cour administrative d'appel, de la méconnaissance des stipulations de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, combinées avec celles de l’article 1er du premier protocole additionnel à cette convention :
         Considérant que le moyen présenté en appel, tiré par M. Diop de ce que les dispositions précitées de l'article 71 de la loi du 26 décembre 1959 seraient à l'origine d'une différence de traitement entre les anciens agents publics selon leur nationalité, qui ne serait pas compatible avec les stipulations de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales combinées avec celles de l’article 1er de son 1er protocole additionnel, procédait de la même cause juridique que le moyen développé devant le tribunal administratif, tiré de l’incompatibilité de ces mêmes dispositions avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ouvert à la signature à New York le 19 décembre 1966, qui mettait également en cause la légalité interne de l’acte attaqué ; que la cour n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que ce moyen ne constituait pas une demande nouvelle irrecevable en appel ;
Sur le bien-fondé du refus de revalorisation de la pension de M. Diop :
         Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ratifiée par la France en application de la loi du 31 décembre 1973 et publiée au Journal officiel par décret du 3 mai 1974 : "Les Hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente convention" ; qu’aux termes de l’article 14 de la même convention : "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation" ; qu’en vertu des stipulations de l’article 1er du 1er protocole additionnel à cette convention : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes" ;
         Considérant qu’en vertu de l'article L. 1 du code des pensions civiles et militaires de retraite, dans sa rédaction issue de la loi du 20 septembre 1948, applicable en l’espèce, les pensions sont des allocations pécuniaires, personnelles et viagères auxquelles donnent droit les services accomplis par les agents publics énumérés par cet article, jusqu’à la cessation régulière de leurs fonctions ; que, dès lors, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que ces pensions constituent des créances qui doivent être regardées comme des biens au sens de l’article 1er,  précité, du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
         Considérant qu’une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens des stipulations précitées de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, si elle n’est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d'utilité publique, ou si elle n'est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts de la loi ;
         Considérant qu’il ressort des termes mêmes de l’article 71, précité, de la loi du 26 décembre 1959, que les ressortissants des pays qui y sont mentionnés reçoivent désormais, à la place de leur pension, en application de ces dispositions, une indemnité non revalorisable dans les conditions prévues par le code des pensions civiles et militaires de retraite ; que, dès lors, et quelle qu’ait pu être l’intention initiale du législateur manifestée dans les travaux préparatoires de ces dispositions, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que cet article créait une différence de traitement entre les retraités en fonction de leur seule nationalité ;
         Considérant que les pensions de retraite constituent, pour les agents publics, une rémunération différée destinée à leur assurer des conditions matérielles de vie en rapport avec la dignité de leurs fonctions passées ; que la différence de situation existant entre d’anciens agents publics de la France, selon qu’ils ont la nationalité française ou sont ressortissants d’Etats devenus indépendants, ne justifie pas, eu égard à l’objet des pensions de retraite, une différence de traitement ; que, s’il ressort des travaux préparatoires des dispositions précitées de l’article 71 de la loi du 26 décembre 1959 qu’elles avaient notamment pour objectif de tirer les conséquences de l’indépendance des pays mentionnés à cet article et de l’évolution désormais distincte de leurs économies et de celle de la France, qui privait de justification la revalorisation de ces pensions en fonction de l’évolution des traitements servis aux fonctionnaires français, la différence de traitement qu'elles créent, en raison de leur seule nationalité, entre les titulaires de pensions, ne peut être regardée comme reposant sur un critère en rapport avec cet objectif ; que, ces dispositions étant, de ce fait, incompatibles avec les stipulations précitées de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant qu’elles ne pouvaient justifier le refus opposé par le ministre de la défense à la demande présentée par M. Diop en vue de la revalorisation de sa pension ;
         Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que le ministre de la défense et le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie ne sont pas fondés à demander l’annulation de l’arrêt attaqué ;
         Considérant que M. Diop a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle ; que, par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de M. Diop, renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de condamner l'Etat à payer à la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, la somme de 10 000 F ;
D E C I D E :
Article 1er : Les recours susvisés du ministre de la défense et du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie sont rejetés
Article 2 : L’Etat paiera à la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de M. Diop, la somme de 10 000 F en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que ladite société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au ministre de la défense, au ministre de l’économie, des finances et de l’industrie et aux héritiers de M. Amadou Diop.

 

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