TC 17 octobre 2011 Préfet de la Région Bretagne, Préfet d’Ille-et-Vilaine, SCEA du Chéneau c/ INAPORC et M. C et autres c/ CNIEL n° 3828 et 3829

Fiche

         Considérant que les arrêtés de conflit visés ci-dessus soulèvent la même question de compétence ; qu’il y a lieu de les joindre et de statuer par une seule décision ;
         Considérant que les litiges opposant, devant le tribunal de grande instance de Rennes, d’une part, la SCEA du Chéneau et autres à l’interprofession nationale porcine (INAPORC) et autres et, d’autre part, M. C et autres au Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL) et autres portent sur le remboursement de « cotisations interprofessionnelles volontaires rendues obligatoires » que les demandeurs ont versées en application d’accords interprofessionnels rendus obligatoires par des arrêtés interministériels pris en application, respectivement, des articles L. 632-3 et L. 632-12 du code rural et de la pêche maritime ; que, si ces litiges opposant des personnes privées relèvent à titre principal des tribunaux de l’ordre judiciaire, les demandeurs se fondent sur ce que les cotisations litigieuses auraient été exigées en application d’un régime d’aide d’Etat irrégulièrement institué, faute d’avoir été préalablement notifié à la Commission européenne en application des articles 87 et 88 du traité instituant la Communauté européenne, devenus les articles 107 et 108 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ; que le préfet de la région Bretagne, préfet d’Ille-et-Vilaine, estimant que la contestation ainsi soulevée portait sur la légalité d’actes administratifs réglementaires, a présenté deux déclinatoires demandant au tribunal de grande instance de se déclarer incompétent pour connaître de cette contestation et de poser en conséquence à la juridiction administrative une question préjudicielle ; que, par jugements du 18 avril 2011, le tribunal de grande instance a rejeté ces déclinatoires ; que, par arrêtés du 9 mai 2011, le préfet a élevé le conflit ;
Sur la régularité de la procédure de conflit :
         Considérant qu’aux termes de l’article 8 de l’ordonnance du 1er juin 1828 : « Si le déclinatoire de compétence est rejeté, le préfet du département pourra élever le conflit dans la quinzaine de réception pour tout délai (…) » et que, selon l’article 11 de la même ordonnance : « Si dans le délai de quinzaine l’arrêté de conflit n’était pas parvenu au greffe, le conflit ne pourrait plus être élevé devant le tribunal saisi de l’affaire » ;
         Considérant qu’il ressort des dossiers que la copie de chacun des jugements du 18 avril 2011 intervenus sur les déclinatoires de compétence a été notifiée au préfet par lettre recommandée reçue le 26 avril suivant ; que, les arrêtés de conflit pris le 9 mai 2011 ont été reçus au parquet et déposés au greffe du tribunal de grande instance le lendemain 10 mai, soit avant l’expiration du délai de quinzaine prescrit par les articles 8 et 11 de l’ordonnance du 1er juin 1828 ; qu’ainsi, contrairement à ce que soutiennent la SCEA du Chéneau et autres et M. C et autres, le conflit n’a pas été élevé tardivement ;
Sur la validité des arrêtés de conflit :
         Considérant qu’en vertu du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, sous réserve des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire et sauf dispositions législatives contraires, il n’appartient qu’à la juridiction administrative de connaître des recours tendant à l’annulation ou à la réformation des décisions prises par l’administration dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique ; que de même, le juge administratif est en principe seul compétent pour statuer, le cas échéant par voie de question préjudicielle, sur toute contestation de la légalité de telles décisions, soulevée à l’occasion d’un litige relevant à titre principal de l’autorité judiciaire ;
         Considérant que, pour retenir néanmoins sa compétence et rejeter les déclinatoires, le tribunal de grande instance de Rennes s’est fondé sur les dispositions de l’article 55 de la Constitution et sur le principe de la primauté du droit communautaire ;
         Considérant que les dispositions de l’article 55 de la Constitution conférant aux traités, dans les conditions qu’elles définissent, une autorité supérieure à celle des lois ne prescrivent ni n’impliquent aucune dérogation aux principes, rappelés ci-dessus, régissant la répartition des compétences entre ces juridictions, lorsque est en cause la légalité d’une disposition réglementaire, alors même que la contestation porterait sur la compatibilité d’une telle disposition avec les engagements internationaux ;
         Considérant toutefois, d’une part, que ces principes doivent être conciliés tant avec l’exigence de bonne administration de la justice qu’avec les principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions, en vertu desquels tout justiciable a droit à ce que sa demande soit jugée dans un délai raisonnable ; qu’il suit de là que si, en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d’un acte administratif, les tribunaux de l’ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative, il en va autrement lorsqu’il apparaît manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal ;
         Considérant, d’autre part, que, s’agissant du cas particulier du droit de l’Union européenne, dont le respect constitue une obligation, tant en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qu’en application de l’article 88-1 de la Constitution, il résulte du principe d’effectivité issu des dispositions de ces traités, telles qu’elles ont été interprétées par la Cour de justice de l’Union européenne, que le juge national chargé d’appliquer les dispositions du droit de l’Union a l’obligation d’en assurer le plein effet en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire ; qu’à cet effet, il doit pouvoir, en cas de difficulté d’interprétation de ces normes, en saisir lui-même la Cour de justice à titre préjudiciel ou, lorsqu’il s’estime en état de le faire, appliquer le droit de l’Union, sans être tenu de saisir au préalable la juridiction administrative d’une question préjudicielle, dans le cas où serait en cause devant lui, à titre incident, la conformité d’un acte administratif au droit de l’Union européenne
;
         Considérant que, si la contestation soulevée par la SCEA du Chéneau et autres et par M. C et autres met nécessairement en cause la légalité des actes administratifs qui ont rendu obligatoires les cotisations litigieuses, il résulte de ce qui vient d’être dit qu’il appartient à la juridiction de l’ordre judiciaire, compétemment saisie du litige au principal, de se prononcer elle-même, le cas échéant après renvoi à la Cour de justice, sur un moyen tiré de la méconnaissance du droit de l’Union européenne ; que c’est dès lors à tort que le conflit a été élevé ;
         Considérant qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions présentés par la SCEA du Chéneau et autres et par M. C et autres en application de l’article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 ;
D E C I D E :
Article 1er : Les arrêtés de conflit pris le 9 mai 2011 par le préfet de la région Bretagne, préfet d’Ille-et-Vilaine sont annulés.
Article 2 : Les conclusions présentées par la SCEA du Chéneau et autres et par M. C et autres en application de l’article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au garde des sceaux, ministre de la justice, qui est chargé d’en assurer l’exécution.

 

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